mercredi 9 novembre 2011

Daniel Ruben Um Nyobè: "Mon père n'est pas mort pour rien"


-->  Ingénieur en informatique installé en France, le fils du nationaliste Ruben Um Nyobè, 54 ans, pose un regard sur la dernière élection présidentielle au Cameroun ; parle du souvenir de son père et fait une critique acerbe des divisions au sein de l’Upc.

 
Le 9 octobre 2011, vous avez voté, pour la première fois de votre vie, à l'ambassade du Cameroun en France. Quelle signification donnez-vous à cet acte? 
J'y suis allé par civisme et non par conviction. Par civisme parce que cela faisait longtemps que la diaspora avait demandé que le droit de vote lui soit accordé. Sans conviction parce que le résultat était connu d'avance. Les conditions de vote ont été complètement ignobles. Comment demander aux Camerounais qui sont en France de produire la carte de séjour pour pouvoir être électeur? Beaucoup de compatriotes n’ont pas pu voter faute de ce document. La question est de savoir s'il était nécessaire de dépenser autant d'argent à ces élections, au moment où le pays est dans une situation difficile. 

Pour qui avez-vous voté? 
Le choix que j'ai fait ne peut pas compter, il reste dans le secret des urnes.
 
Paul Biya est le grand vainqueur de cette élection. Il va effectuer son 6e mandat de 7 ans à la tête de l’Etat, après 29 ans de pouvoir. Quelle lecture vous suggère cette longévité politique? 
Cette longévité montre qu'il y a quelque chose qui ne marche pas dans notre pays ; le système est bloqué et ne permet pas de se remettre en cause. Le président est coupé du reste de la population, il n'a pas de compte à rendre. L'élection est un choix. Or, la population n'a pas la possibilité de choisir. Je ne suis pas contre ceux qui mettent longtemps au pouvoir, à condition que le processus électoral soit démocratique, ce qui n'a pas été le cas au Cameroun. Il ne suffit pas d'organiser des élections pour que la démocratie y trouve son compte. Il faut que l'inscription sur les listes électorales et les conditions de vote soient claires. Ce n’est pas seulement le président de la République, mais tout le système en place qui est en cause. Quand, aujourd'hui, on nous dit qu'en l'an 2035 le Cameroun sera un pays émergeant, c'est un discours qui sonne creux. L'avenir du Cameroun importe peu à ceux qui nous gouvernent. Les années à venir vont être difficiles car, il me semble que notre pays n'est pas préparé pour affronter la récession économique et les défis qui nous attendent. C'est comme si nous étions sur le quai et que nous regardions le train passer. 

53 ans après sa mort, que reste-t-il du combat nationaliste de Ruben Um Nyobè ? 
Il reste ses idées, mais elles ne sont pas exposées, car elles ont été kidnappées par des opportunistes qui se réclament de l'Upc [Union des populations du Cameroun, ndlr]. Ces gens n'ont jamais été pour la libération du Cameroun, ni des partisans d’Um Nyobè. L’action de ces organisations, de ces sectes, tourne autour d'une personne. On parle de l'Upc K, de l’Upc M et de l'Upc H. Or, le combat d’Um Nyobè a été au service du peuple. On l'a appelé "Mpodol", c'est-à-dire porte-parole. Et c'est ainsi qu'il est allé à l'Onu faire ce qu'on a appelé «le procès de l'indépendance». Les gouvernements successifs au Cameroun ont essayé de gommer cette histoire-là. 

Justement, Um Nyobè et d’autres nationalistes camerounais ont été réhabilités en 1991. Malgré cela, leur histoire n’est pas encore enseignée dans les écoles. Um Nyobè fait-il peur ? 
Pour répondre à cette question, il faut revenir à la base. On a éliminé tous ceux qui réclamaient l’indépendance pour confier le pouvoir à ceux-là qui étaient contre, des personnes qui n'étaient pas préparé à gouverner un pays. Sans légitimité, ils étaient des marionnettes au service de la France. N’ayant pas de légitimité, ils n'ont pas intérêt à ce que l'action d’Um Nyobè soit reconnue. Quand on fait référence à eux, on les traite de maquisards. C'est comme si le Cameroun avait commencé à vivre en 1960. Sinon, comment comprendre qu'aucune rue de la ville d'origine d’Um Nyobè, Eséka, ne porte son nom alors que nos bâtiments résonnent des noms des colons et des gens qui nous ont bafoués ? A l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance, le président Biya avait reconnu, dans un discours, qu’il y a des gens qui se sont battus pour l’indépendance, sans jamais citer de nom. Je suis convaincu que le jour où il dira les noms, le reste suivra. L'idée que nos pères avaient de l'indépendance n'a pas été atteinte. 

Ruben Um Nyobè est-il donc mort pour rien? 
Non, Um Nyobè n'est pas mort pour rien. Parce qu'il y a quand même l'idéal qui est là. A L'époque, l'Africain était un non sujet. Quand Um Nyobè et ses camarades ont pris la parole, ils se sont d’abord adressés à leurs propres frères pour leur demander de se rebeller contre l'indigénat. L'indépendance, oui, mais après, rien n'a été fait, les bases n'ont pas été posées pour qu’elle puisse se matérialiser. 

Concrètement, qu’est-ce que cette loi a impliqué ? 
Rien du tout. La loi dit que les familles peuvent transférer les corps avec le financement de l'Etat. Mais il n’en est rien. Cette loi-là, à mon avis, n'était pas réfléchie. Dans une guerre politique, le pouvoir a voulu couper l'herbe sous les pieds des tendances de l'Upc qui parlaient beaucoup de cette mémoire-là. 

En 2005, vous avez exprimé le désir de transférer les restes de votre père d’Eséka où il a été inhumé à Boumnyebel. Où en êtes-vous, avec ce projet ? 
Le corps d’Um Nyobè n'a jamais été remis à sa famille, il avait été confisqué. En me référant à la loi de réhabilitation de 1991, je suis allé voir le préfet d'Eséka en 2005 et je lui ai fait une demande pour le transfert des restes de mon père, pour que nous puissions enfin faire notre deuil. J'ai fait ampliation de cette demande au Premier ministre et au président de la République. On m'a demandé d'attendre et jusqu'aujourd'hui, je n’ai pas eu de suites. Je m'accorde encore un temps de réflexion et si je n'ai pas de réponse de l'administration, je vais passer à l'acte. Quand il a été assassiné, mon père a été enterré dans le cimetière de l'église protestante d'Eséka. A côté de sa tombe, on avait planté un arbre témoin. Le lieu est repérable actuellement. Les charognards des différentes tendances de l'Upc font la danse du ventre autour de cette tombe. 

Vous semblez très remonté contre les dirigeants des différentes factions de l’Upc. Que reprochez-vous à Kodock, Mack-Kit et Hogbe Nlend? 
Cela me gêne quand on parle de l'Upc en parlant de faction. Ce n'est pas parce qu'un groupuscule s'appelle Upc qu'il faut confondre avec le parti de Ruben Um Nyobè, créé en 1948. Ce que je condamne, c'est la récupération que ces mouvements font. Comme l’Upc, la mémoire de Ruben Um Nyobè est un bien collectif qui n’appartient même pas à sa famille. Même si, en tant que héritier, j’en suis le garant. 

Votre père a été tué alors que vous n’étiez qu’un bébé. Comment avez-vous appris à le connaître? 
Quand j’étais enfant, il y avait beaucoup de sympathisants à l’action d’Um Nyobè qui me racontaient qui mon père a été. J'ai rencontré pas mal de gens avec qui mon a été dans le maquis, certains me remettaient des documents en cachette et c'est comme cela que je me suis imprégné de son histoire. Quand je suis arrivé en France, j’ai trouvé pas mal de documentation. J'ai ainsi eu l'opportunité de lire le compte rendu de son assassinat et ce document m'a permis de faire mon deuil, un tant soit peu. J'ai pu savoir comment il a vécu et quels sont les gens qui l'ont trahi. 

Qui a trahi? 
La plupart des responsables des différentes tendances de l'Upc actuellement ont été complices de son assassinat. Il était un "gros poisson", d'après les services secrets français. Le compte rendu auquel j'ai pu avoir accès raconte les cinq derniers mois de traque avant son assassinat. Il est très détaillé et les noms de ceux qui ont trahi apparaissent. 

Quelques noms? 
La difficulté est que c'est un document qui reste classé secret défense, plus de 50 ans après. J'ai eu l'opportunité de le consulter, sans pouvoir en faire une copie. Il est très accablant pour ceux qui se réclament actuellement de Ruben Um Nyobè au Cameroun. 

De quel document s'agit-il? 
C'est un document confidentiel. Je veux bien citer les noms mais je n'ai pas la preuve en ma possession. Si je l'avais, je poursuivrais ces gens en justice. 

Quel rapport entretenez-vous entretenu avec les familles des autres nationalistes? 
A un moment donné, les rapports étaient difficiles parce que chaque fois qu'on parle de la lutte pour l’indépendance, on parle toujours de mon père. C'est comme si on s'était accaparé de cette lutte. J'ai été en contact avec la famille Ouandié. Mais mes actes ont pu les rassurer. Parce que ce n'était pas un combat solidaire, mais commun. 

Quelle a été votre vie après l’assassinat de votre père ? 
Je suis né le 25 avril 1957 dans le maquis, mon père est mort le 13 septembre 1958. Après son assassinat, ma mère [Marthe, ndlr] est restée dans le maquis pendant une semaine. Puis, elle s’est installée dans son village natal, à Libel Ligoï. Ma mère était très jeune quand elle a épousé mon père et ils sont partis au maquis. Le même jour, elle a perdu, non seulement son mari, mais aussi sa mère qui l'avait accompagné dans son mariage. Le traumatisme a été grand. Jusqu'à très récemment, elle n'arrivait pas à m'en parler sans être interrompue par des flots de larmes. A 70 ans, elle vit à Boumnyebel. Elle a eu deux enfants après, qui sont décédés aujourd’hui. Ma mère est consciente du travail abattu par son mari, mais est très choquée par l'ingratitude de tous ceux qui, à longueur de journée, se proclament de Ruben Um Nyobè. 

Pourquoi êtes-vous parti du Cameroun? 
Au Cameroun, je n'avais pas d'issue. Nous étions très pauvres et j’ai dû interrompre mes études en classe de terminale au lycée d’Eséka, parce qu'il fallait subvenir aux besoins de la famille. On a vraiment vécu dans la misère. On n’avait pas de soutien, certaines personnes qu'on croyait proches de mon père nous fuyaient, personne de voulait s'approcher de nous parce qu'on était toujours surveillé. Cet environnement m'a marqué, j'ai eu très peur à l'époque. 

Et comment êtes-vous arrivé en France ? 
Je suis arrivé en France en 1983, c'était le seul pays où j'avais des proches qui pouvaient m'accueillir. J’ai été hébergé par un cousin à qui je dois toute ma reconnaissance, jusqu'à ce que je puisse voler de mes propres ailes par de petits boulots, six mois après. Après avoir obtenu mon bac en France, j'ai fait deux années d’économie. Le cursus était long et j’ai finalement opté pour l’informatique. Je suis ingénieur en informatique et je travaille avec la Caisse d'allocation familiale en France. Je suis marié à une Camerounaise et j’ai trois filles de 14, 7 et 3 ans. Je leur parle souvent de leur grand-père et elles en sont très fières. Mais cela a été difficile de sortir du Cameroun. Si bien que, pour que j'aie un passeport, une tante qui travaillait à la Béac a été obligé de se porter garante de moi auprès du délégué général à la sureté nationale. 

Pourquoi ces difficultés ? 
Parce que je porte un nom, celui de Ruben Um Nyobè. Je n'ai pas demandé à naître dans cette famille. J’ai été impliqué dès le jeune âge et je l’assume. Quand je suis né, mon père m'a donné le nom de Daniel, qui signifie "Dieu seul est mon juge". J'ai toujours refusé de changer de nom, c'est la seule chose qui me reste de lui. 

Vous vivez en France alors que c'est l'administration coloniale française qui a assassiné votre père… 
Mon père disait qu’il ne faut pas confondre les coloniaux français et le peuple français. Ce n'est pas la France qui a fait du mal au Cameroun, ce n'est pas la France qui a assassiné mon père, ce sont des dirigeants français à une époque donnée. 

Ils l’ont fait au nom de la France… 
Quand mon père se rendait à L'Onu et que les Etats-Unis refusaient de lui délivrer le visa à la demande de la France, c'est quand même en France que les manifestations étaient organisées devant l'ambassade des Etats-Unis pour qu'il puisse avoir le visa. Il y a beaucoup de Français qui ont œuvré pour la lutte pour l'indépendance au Cameroun. 

Envisagez-vous un retour au Cameroun? 
Je ne me considère pas comme définitivement installé en France. J’ai une famille et une demeure au Cameroun, j'y vais quand l'occasion se présente. Le Cameroun c'est mon pays, je ne suis pas en exil en France. 

Avez-vous des ambitions politiques? 
On peut poursuivre le combat d’Um Nyobè sans pour autant vouloir accéder au pouvoir. Si je peux, par les actes que je pose, aider à l'amélioration des conditions de vie de nos populations, j'estime que cela va dans le sens du combat qu'il a mené. Aujourd'hui, trop de gens veulent le pouvoir pour eux-mêmes. Mon père a abandonné sa carrière de greffier pour entrer au maquis, pour que les générations futures aient le bien-être. Or, ceux qui ont été installé au pouvoir après les indépendances n'ont pas travaillé pour le bien-être du peuple. D’où le retard qu'on accuse aujourd'hui.  

Quel sentiment éprouvez-vous, d’être le fils d’Um Nyobè? 
Dès le jeune âge, je savais qui j'étais et j'en étais fier. Chez nous, on n'a pas toujours conscience de l'ampleur de ce qu'il a été. Il a été un visionnaire, peut-être incompris de son époque. Si vous lisez ses discours, ils restent d'actualité. On a eu la malchance d'être sous influence française. Si on avait été sous influence anglaise, peut-être qu'il n'aurait pas été assassiné. 

Vous auriez eu un père dans ce cas… 
Cela m'a marqué de grandir sans mon père. S'il avait été là, ma vie aurait pris un tout autre sens. Cette présence paternelle me manquera toujours. Je me refugie souvent dans la lecture de ses écrits, pour avoir l'impression d'être avec lui. Il y a quelques mois, j'ai écouté un discours qu'il avait prononcé. C'était la première fois que j'entendais sa voix. J'ai été ému jusqu'aux larmes et j'ai dû m'interrompre. Le fait que mon père ne repose pas dans son village m'empêche de dormir. Je voudrais tant perpétuer son souvenir! 

Propos recueillis par Stéphanie Dongmo, à Paris
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire